L’AES : un nouvel ordre en Afrique de l’Ouest ?

Née en septembre 2023, dans un contexte de bouleversements politiques profonds, l’Alliance des États du Sahel (AES) incarne une quête affirmée de souveraineté et de renouveau politique pour le Niger, le Mali et le Burkina Faso. Le renversement du président Mohamed Bazoum au Niger, élu en 2020 mais confronté à une contestation grandissante, a été le déclencheur d’une dynamique régionale inédite.

Au-delà de son ambition de constituer un pacte de défense face aux menaces extérieures, l’AES s’efforce de tracer une trajectoire résolument africaine, rompant avec les paradigmes hérités du colonialisme qui perdurent encore aujourd’hui. Quelle est la portée de cette alliance ? Quelles ambitions sous-tendent ses actions ? Et surtout, quels défis devra-t-elle affronter pour s’imposer comme un acteur incontournable du Sahel ?

L’AES s’inscrit dans une continuité idéologique tout en rompant avec le modèle du G5 Sahel, organisation créée en 2014 sous l’impulsion de la France, dans le cadre de l’opération Barkhane. Alors que le G5 Sahel dépendait largement du soutien militaire et financier de puissances extérieures, l’AES se veut un projet résolument endogène. Par le biais d’un pacte de défense entre ses membres et son principal allié, Africa Corps (ex-Wagner), elle revendique une autonomie stratégique et aspire à redéfinir la souveraineté des États africains.

Cette volonté de rupture s’accompagne de mesures symboliques fortes : la réécriture des manuels scolaires pour y intégrer une perspective panafricaine, l’adoption d’uniformes en tissus traditionnels au Burkina Faso ou encore la volonté de débaptiser des rues portant des noms coloniaux. Toutes ces initiatives traduisent un profond désir de décolonisation culturelle. En juillet 2024, l’AES a franchi un cap supplémentaire en annonçant la création d’une confédération politique et économique, affirmant ainsi son ambition d’une Afrique affranchie de toute tutelle étrangère. Parmi ses objectifs majeurs figure la sortie du franc CFA, considéré par ses membres comme un vestige colonial.

Pour compenser le retrait des forces occidentales, notamment françaises, l’AES s’est tournée vers l’Africa Corps, une structure militaire issue de l’ancien groupe Wagner. Si cette coopération répond à un impératif de sécurité immédiat, elle soulève des inquiétudes quant au respect des droits humains et au cadre juridique du droit international humanitaire. En effet, la responsabilité des sociétés militaires privées en matière de respect du droit international humanitaire demeure un sujet complexe sur le plan juridique.

L’usage de la force par ces milices pose des questions sur le jus ad bellum et le jus in bello. La stabilisation des zones affectées par ces violences nécessitera également un cadre clair en matière de jus post-bellum, afin de garantir la reconstruction des infrastructures, la réconciliation nationale et la réparation des préjudices subis par les populations civiles.

Bien que l’AES affiche des ambitions claires, elle se heurte à une série d’obstacles, tant structurels que conjoncturels, qui risquent de compromettre son efficacité.

La prolifération de groupes armés tels qu’AQMI, le MUJAO et le MNLA continue d’entraver la stabilité régionale. Ces organisations exploitent les failles institutionnelles et les tensions ethniques pour renforcer leur influence. Si l’approche militaire adoptée par l’AES est essentielle, elle doit impérativement s’accompagner de politiques sociales et économiques visant à traiter les causes profondes du terrorisme, notamment la faiblesse des institutions et l’instabilité créée par la chute du régime de Mouammar Kadhafi.

Les trois États membres de l’AES partagent un handicap géographique majeur : leur absence d’accès à la mer limite leurs échanges commerciaux et freine leur développement économique. L’offre du Maroc de développer des corridors commerciaux et logistiques pourrait constituer une solution pragmatique. Toutefois, cette aide n’est pas dénuée d’intérêts géopolitiques, notamment en lien avec la question du Sahara occidental.

Les relations entre l’AES et la CEDEAO se sont fortement détériorées. Perçue comme un relais des intérêts occidentaux, la CEDEAO a imposé de lourdes sanctions économiques aux membres de l’AES, nourrissant un climat de défiance. En janvier 2024, les trois États ont officialisé leur retrait de l’organisation, une décision sans précédent. Si cette rupture souligne leur volonté d’émancipation, elle pourrait également accentuer leur isolement régional. Toutefois, l’élection du président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a ouvert une fenêtre de médiation en vue d’une réintégration de ces États dans la communauté régionale.

L’AES est fragilisée par des calendriers de transition politique flous. Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré, malgré ses engagements initiaux, semble envisager une prolongation de son mandat, alimentant ainsi des comparaisons avec l’héritage de Thomas Sankara, mais aussi des craintes quant à une possible dérive autoritaire. De même, au Mali et au Niger, les délais de transition peinent à être respectés, exacerbant les tensions internes et les critiques internationales.

Si l’AES affiche une volonté claire de rompre avec le franc CFA, qualifié de vestige colonial, elle continue pour l’instant d’adhérer aux principes de l’UEMOA. Ce choix, motivé par un pragmatisme économique, vise à éviter des turbulences financières immédiates. Toutefois, cette ambiguïté pourrait à terme fragiliser la cohérence du projet souverainiste de l’alliance.

Au-delà des enjeux sécuritaires et politiques, l’AES doit également faire face à des défis environnementaux majeurs. La désertification croissante et les effets du changement climatique compromettent le développement agricole, un secteur crucial pour ces États où une grande partie de la population dépend de l’agriculture et de l’élevage. L’absence d’accès à la mer aggrave encore cette vulnérabilité, limitant les échanges commerciaux et l’approvisionnement en ressources stratégiques.

À plus long terme, une réintégration dans des structures régionales telles que la CEDEAO ou l’Union africaine pourrait devenir incontournable, ne serait-ce que pour garantir des débouchés économiques et bénéficier de mécanismes de coopération. Toutefois, cette réintégration devra s’opérer sous de nouvelles conditions, en accord avec les ambitions de souveraineté défendues par l’AES.

L’Alliance des États du Sahel, par son projet d’émancipation et de réinvention politique, symbolise une réponse audacieuse aux défis auxquels l’Afrique de l’Ouest est confrontée. Toutefois, sa pérennité dépendra de sa capacité à surmonter les nombreux obstacles sécuritaires, économiques et politiques qui jalonnent son parcours.

Si l’AES parvient à concilier ses ambitions souverainistes avec une coopération régionale pragmatique et un respect des droits fondamentaux, elle pourrait s’imposer comme un modèle inspirant pour le continent. Dans le cas contraire, elle risque de s’effriter sous le poids des défis qui la menacent, à l’image de nombreuses initiatives précédentes.



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