Une reprise de dialogue historique entre le Liban et la Syrie

Le 14 avril 2025, une rencontre inédite s’est tenue à Damas entre le Premier ministre libanais Nawaf Salam et le président syrien de transition Ahmad Al-Charaa. Cette visite marque la première entrevue de haut niveau depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Elle survient dans un contexte régional en recomposition, où le Liban et la Syrie, tous deux fragilisés par des années de guerre, de crises économiques et d’isolement diplomatique, cherchent à redéfinir leurs rapports bilatéraux. Il ne s’agit pas simplement d’un geste symbolique, mais d’une tentative de reconstruire une relation qui a été marquée par la domination, l’ambiguïté et les traumatismes.

L’image du Premier ministre libanais traversant la frontière syrienne pour rencontrer un président issu d’un processus de transition post-Assad aurait été impensable quelques mois plus tôt. Depuis le retrait forcé des troupes syriennes du Liban en 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri, les relations entre les deux pays sont demeurées gelées, voire hostiles, malgré leur interdépendance géographique, historique et économique. La chute du régime Assad, sous la pression conjuguée de la révolte populaire, de la guerre avec Israël et d’un effondrement économique total, a créé un vide de pouvoir et ouvert une brèche diplomatique. Ahmad Al-Charaa, ancien commandant rebelle islamiste repenti, devenu président par consensus au sein d’un Conseil de transition syrien, incarne un changement radical de style et de discours. Il s’efforce de rassurer ses voisins, notamment en promettant une politique de non-ingérence et de neutralité.

Côté libanais, Nawaf Salam – juriste, ancien juge à la Cour internationale de justice – représente une figure de compromis entre les grandes puissances régionales et les factions locales. Son engagement pour la légalité internationale lui confère une légitimité particulière pour aborder les contentieux du passé. Le soutien de Riyad à cette démarche s’inscrit dans sa stratégie de « désescalade régionale », amorcée depuis l’accord avec Téhéran en 2023.

Cette visite n’a pas seulement une valeur symbolique : elle vise à débloquer des dossiers épineux qui empoisonnent la relation bilatérale depuis des décennies. Le premier est celui des Libanais disparus dans les prisons syriennes. On estime que plusieurs centaines de personnes – miliciens, opposants, civils – ont été arrêtées ou transférées illégalement vers la Syrie entre la guerre civile (1975-1990) et le retrait syrien de 2005. Damas a toujours nié leur détention, mais la société civile libanaise exige l’ouverture des archives syriennes et un processus de vérité. Le deuxième dossier touche à l’implication présumée de l’ancien régime syrien dans des assassinats politiques, dont celui de Rafic Hariri, mais aussi d’intellectuels, journalistes et opposants libanais. Nawaf Salam a demandé l’extradition de plusieurs responsables sécuritaires syriens, aujourd’hui fugitifs, que le nouveau pouvoir syrien n’a pas encore jugés. La réponse de Damas a été prudente, promettant une « collaboration judiciaire graduelle » sans céder sur les figures clés du régime Assad.

Troisième dossier, les réfugiés syriens au Liban. Depuis 2011, le pays accueille entre 1,5 et 2 millions de réfugiés syriens, ce qui constitue environ un tiers de la population résidente. Ce fardeau pèse sur l’économie, les infrastructures, et le tissu social libanais, déjà fragilisé. Le gouvernement libanais demande des garanties pour un retour progressif, sécurisé et encadré. Al-Charaa s’est dit favorable à un « mécanisme coordonné », mais exige la levée partielle des sanctions internationales pour pouvoir reconstruire les régions d’origine des réfugiés. Il s’agit d’un chantage implicite : pas de retour sans investissements, pas d’investissements sans allègement des sanctions.

La fragilité des deux États rend cette coopération à la fois urgente et incertaine. Le Liban sort d’une longue vacance présidentielle et d’une crise bancaire sans précédent. L’élection de Joseph Aoun, ancien commandant de l’armée, a rétabli un minimum de stabilité institutionnelle, mais les défis restent immenses. Son alliance avec Nawaf Salam dessine une volonté de restaurer les capacités de l’État et de réduire la dépendance aux factions armées comme le Hezbollah. En Syrie, le Conseil de transition mené par Al-Charaa est encore instable. Il doit composer avec une mosaïque d’acteurs : anciens groupes armés islamistes, conseils locaux, technocrates, minorités ethniques, sans parler des puissances étrangères impliquées sur le terrain (Russie, Turquie, Iran, États-Unis). Le pays est fragmenté, en ruine, et miné par des poches de résistance pro-Assad. Mais les deux États partagent un besoin commun : stabiliser leur frontière, empêcher l’infiltration de groupes armés et rouvrir les routes commerciales. D’où l’accord signé fin mars sous médiation saoudienne sur le contrôle des postes frontaliers, la lutte contre les trafics et les incursions armées. C’est une coopération fonctionnelle, encore fragile, mais indispensable.

Le dossier des disparus et des assassinats politiques illustre la difficulté à construire une paix sans justice. Nombre de familles libanaises réclament vérité et réparation, mais les élites politiques, souvent issues d’anciens seigneurs de guerre ou proches de Damas, freinent tout processus de mémoire. La société civile pourrait faire pression pour que la normalisation ne se fasse pas au prix de l’oubli. Par ailleurs, ce rapprochement s’inscrit dans une recomposition géopolitique plus large. Après la guerre Israël-Hezbollah de 2024, le Liban s’est retrouvé isolé, économiquement asphyxié, et militairement affaibli. Le Hezbollah a perdu une partie de son aura, ce qui a permis à une nouvelle coalition centriste de prendre le pouvoir à Beyrouth. Riyad, Washington et Paris soutiennent cette dynamique pour contenir l’influence iranienne. En Syrie, la fin du régime Assad ouvre un espace stratégique. Si Al-Charaa parvient à stabiliser son pays sans tomber dans un nouveau cycle de guerre civile, il pourrait devenir un interlocuteur incontournable pour ses voisins. La normalisation avec le Liban serait alors un levier de légitimation internationale et un signal à l’égard des puissances occidentales.

La rencontre du 14 avril ne constitue pas une réconciliation immédiate, mais elle marque un tournant. C’est une tentative de passer d’une relation de domination à une relation de coopération, sous le regard attentif des grandes puissances et des sociétés civiles. Ce rapprochement pourrait être le prélude à une reconfiguration plus large du Levant, si les promesses de dialogue et de respect mutuel se traduisent dans les faits. Mais les blessures de l’histoire, les résistances internes et les tensions régionales imposeront prudence et lucidité. Reste à voir si cette « nouvelle page » ne sera pas refermée aussi vite qu’elle s’est ouverte.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *